J'ai été au Sénat ; un festival des horreurs sur l'immigration
Comme convenu, j'ai assisté au débat sur le projet de loi asile immigration au Sénat (me voyez dans la photo ?). Elle n’était certainement pas la meilleure journée de ma vie. Une expérience amère !
Vous êtes plus de 7 000 à lire mes newsletters,
, (y compris L'Iran, déçu mais debout et Quatre renaissances iraniennes)et . Je suis extrêmement fier et reconnaissant. Vous étiez nombreux à m’avoir écrit/répondu suite à ma dernière newsletter. J’étais également agréablement surpris quand lors de mon intervention à Imagine Summit à Rennes, deux lecteurs de cette présente newsletter sont venus me parler et m’encourager. C’est encourageant.Merci et bonne lecture !
RoohSavar
L'examen du projet de loi asile immigration au Sénat a eu lieu le 6 novembre 2023. J’y ai été présent. Une expérience désagréable pour moi et plusieurs dizaines personnes nouvelles arrivantes qui y étaient à mes côtés.
Un ami, ancien responsable politique, m’a écrit “pourquoi tu t’infliges ça, Rooh ?” en réponse de ma newsletter. (Vous aussi vous pouvez partager votre avis en répondant à la newsletter que vous avez reçu, en commentaire sous le poste, ou sur les réseaux sociaux.)
C’était dans le même hémicycle qu’auparavant un sénateur du Rassemblement national, Stéphane Ravier, avait sorti le propos suivant :
“Un veau qui naît dans une écurie, cela ne fera jamais de lui un cheval” ;
Une métaphore pour exprimer que les personnes nées dans un pays étranger ne peuvent pas être considérées comme des citoyens français.
Les propos de certains sénateurs anti-immigrationistes et les amendements qu’ils ont rajoutés au texte du gouvernement ont suscité de nombreux débats et controverses. Certaines associations ont qualifié ce débat un festival des horreurs.
Intitulé “contrôler l’immigration, améliorer l’intégration”, ce texte visait à réformer les conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France. Finalement, sa dose de “contrôle” a nettement augmenté au détriment de sa timide ambition d’ “amélioration” d’intégration, celle-ci drastiquement dégraissée.
Le ton martial de Gérald Darmanin
Pour l’ouverture du débat, Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur commence son discours en employant des mots, pour la plupart, à connotation négative vis-à-vis de l’immigration : crise, menace, risque, péril, insécurité, détresse, ne sont que quelques exemples. L'immigration est de synonyme menace dans son discours. “ Parler d’immigration, c’est parler de sécurité ” pour le ministre de l’intérieure. “ Sécurité ” est effectivement le mot qui sort de nombreuses fois de sa bouche. Il qualifie son projet de loi “un texte [de loi] ferme, juste, efficace ”. Selon lui, “ l'Europe n'a pas gouvernance d’immigration ”. Lui, il veut jouer le cavalier seul dans l’orchestre européen. Il assume le fait que son texte repose sur deux mots : fermeté et simplicité. Sauf qu’en fin de compte, la droite extrémisée suivie par le centre ont gonflé l’aile “fermeté” du texte de loi. Ils ont réussi à détourner la simplicité d’une intégration efficace vers la simplicité d’expulsion, simplicité dans la suppression des droits et simplicité effrayante de criminalisation des personnes immigrées.
Mon retour d’expérience de cette journée en vidéo avec Komune.
Confrontation de trois visions : identitaire, sécuritaire, humanitaire
“ Il est inhabituel que les rapporteurs d’un projet de loi reprennent à ce point la plume, une fois passé l’examen du texte en commission ”, témoigne Guillaume Jacquot le journaliste du Public Sénat. La commission a, en effet, déposé 32 amendements pour durcir les différents articles du texte.
Muriel Jourda (LR) est la première sénatrice qui prend la parole en tant que rapporteuse de commission des lois. C’est la même sénatrice qu’en décembre 2021 vote, avec une minorité de 27 autres sénateurs, contre le projet de loi visant à interdire les thérapies de conversion, heureusement approuvé avec 305 voix. Sans surprise, selon elle, “on ne peut pas dire que l'immigration est une chance pour la France”. La chance c’est la France et pas les personnes immigrées.
Ensuite, son collègue Philippe Bonnecarrère de l’Union centriste prend le relais pour défendre les positions de la Commission face aux propositions des sénateurs et sénatrices pour ou contre.
Il existe trois approches qui dominent le débat sur l'immigration. Il existe également une nouvelle voix émergente mais minoritaire. Lors du débat au Sénat, on a entendu ces mêmes trois approches dont on a l’habitude :
Les sécuritaires
La première, c'est l’approche sécuritaire. Elle est portée par Gérald Darmanin du côté du gouvernement et une grande partie de la droite et du centre. Elle a également ses sympathisants chez une partie de la gauche occidentaliste. Cette voix considère l’immigration comme un potentiel menace. Elle met l’accent sur la sécurité dans l'espace public, la sécurité de l'emploi, la sécurité culturelle, la sécurité de la cohésion nationale ; brief, la sécurité tout court. Elle se considère pragmatique et bureaucratique. Elle est pour le quota, pour le chiffre care son objectif est de maîtriser et de contrôler l'immigration. Elle est patriarcale et infantilisante parce qu'il veut “ être méchant avec les méchants et gentil avec les gentils ”. Comme si être méchants (mais pas juste et équitable) est l'un des prorogatifs de l'État. “Insertion” et “intégration” réussites sont les late motiv de ce discours.
Du côté de la droite, Roger Karoutchi portait cette voix. N’étant pas fondamentalement contre l’immigration, le sénateur LR pense que dans l’état actuel des choses, la France ne peut et ne doit pas être ouverte à l’immigration car elle n’a pas les moyens nécessaires d’intégrer les futurs Français étant fiers de l’être. Son opposition se montre circonstancielle.
Les idéologiques
Ayant Bruno Retailleau (RL) comme son chef d’orchestre au Sénat, la voix identitaire ou idéologique a imposé sa marque sur le débat. Pour lui, les personnes immigrées (particulièrement de l’Afrique et/ou de culture musulmane) ne vont pas s’assimiler. Pour le gage de crédibilité de ses propos, Bruno Retailleau n’hésite pas à citer Didier Leschi, directeur de l’OFPRA, (l'Office français de l'immigration et de l'intégration) selon qui une partie importante des personnes immigrées en France ne sont pas intégrables. (Je doute que M. Leschi a dit une chose pareille mais n’ayant pas lu son livre Ce grand dérangement: L'immigration en face, je le laisse éclairer ses propos). Sénateur de la Vendée parle du désordre migratoire. Selon lui, ceux sont “les Français d'en bas” qui demandent cette fermeté contre l’immigration.
Une fake news sénatoriale
Le discours idéologique, partout, devient populiste et mensonger. François-Noël Buffet lui aussi sénateur LR lance une fake news, emprunté de l’extrême droite, qui reste inaperçue. Il prétend que selon l’OCDE le coût de l’immigration pour la France est plus élevé que sont apport économique. Ce qui est un pur mensonge.
D’après Jean-Christophe Dumont, chef de la division Migrations de l’OCDE publié dans le magazine Le Point “quand on fait le compte, on observe que la contribution [de l’immigration] est positive jusqu’à la prise en compte des dépenses militaires et de la dette publique.”
La version originale de la voix identitaire contre l'immigration est bien évidemment l'extrême droite de Marine Le Pen, d'Eric Zemmour et le sénateur de Rassemblement national, Stéphane Ravier, déjà cité.
Peu importe l'apport positif ou négative de l'immigration, les identitaires considèrent l'immigration (et en l'occurrence les personnes immigrées et leurs enfants pour la plupart français), comme un élément étranger à notre culture et à notre identité nationale. La France, pour eux, est blanche et chrétienne. Les autres doivent s'assimiler à cette identité. L'immigration n’est pas souhaitable parce qu'elle perturbe notre identité, notre culture, notre mode de vie. Elle est par définition contre la diversité et le multiculturalisme. Elle ne veut pas qu'on touche à une certaine idée [erronée] de la France. Celle qui la conforte dans sa position relativement privilégiée qu'elle occupe dans cette société. Puisqu'elle est idéologique, elle est fermée à la richesse sociale, culturelle, scientifique et économique que l'immigration est capable d’offrir au pays.
Les humanitaristes
On a parlé des mouvances fermes voire hostiles à l'immigration. À l’opposé de celles-ci, la voix en faveur de l'immigration est l'approche humanitaire. Elle se voit comme héritière de la Lumières et de l'humanisme. Elle regarde les personnes immigrées comme les gens qu'on doit accueillir par l'altruisme. On doit les aider, les assister. J’ai beaucoup de respect pour les femmes et les hommes politiques qui défendent cette vision. Néanmoins, je suis persuadé que cette approche ne nous aide pas à avancer vers un changement systémique.
Au Sénat, les parties de gauche et les écologistes défendent cette voix. Quand ils parlent de l'immigration, on entend de la bouche des représentants de ce discours des éléments de langage, comme "le parcours d'asile", "la détresse", "la pauvreté" etc. Ce sont des réalités mais très réductrices et parfois infantilisantes. Malheureusement, certains humanitaristes tombent dans les délires "saviorism" (pour ne pas dire du white saviorism").
De ce point de vue, le discours d’une sénatrice communiste était la pire défense possible en réduisant la personne immigrée à seulement un “fugitif”, “victime”, “pauvre”. C’était agaçant d’entendre ce genre de qualificatifs, pour nous présent dans l’hémicycle.
Toutes ces trois approches regardent et traitent les nouveaux arrivants comme une masse : ces gens-là ; cet élément-là qui est l'immigration. Comme si, il n'y a pas de la singularité dans le parcours des personnes dont on parle. Ils sont incapables de voir "les immigrés" comme les personnes et les individus ayant une voix, une force. Le débat sur le projet de loi d'immigration au Sénat était une parfaite démonstration de ces trois approches.
Les inclusivistes
Il existe une quatrième voix : l'approche inclusive.
Du point de vue inclusif, on considère les gens, les personnes ou les communautés comme les personnes mais pas comme une masse. On les regarde comme les gens ayant des parcours singuliers. Et qu’on pense que ces personnes-là ont une existence en tant qu’individu mais aussi en tant que communautés. On prend en compte leur existence, leurs apports, leur force, leur capacité d’agir, et leur "Agency" en anglais, (je ne sais pas comment on peut dire ça en français). Ils ne sont pas seulement l'objet passif de nos débats politiques. Ils peuvent agir et réagir et faire changer les choses.
Ce qui m'a frappé dans le débat au Sénat c'est qu’on a parlé encore une fois de l'immigration comme un élément, un sujet, mais pas des personnes, des individus, des hommes et des femmes qui ont chacun et chacune une personnalité, qui peuvent agir, qui ont un Agency, qui peuvent être des acteurs du sujet, c'est-à-dire le sujet de l'immigration. Pour qu’ils et elles aident la France à relever ses défis (et pas seulement occuper les métiers en tension).
On ne nous a pas vus
Ces sénateurs et les sénatrices n'ont évidemment pas lu ma précédente newsletter informant que nous serons présents au Sénat. Mis à part le sénateur Thomas Dessus, personne a fait allusion à notre présence. Personne est venu causer avec nous avant ou après le débat pour savoir qu'est ce que nous en pensons de ce débat. Littéralement, on nous a ignorés. Je crains que ce soit le cas aujourd’hui à l'Assemblée nationale.
À l’initiative de SINGA et Vox Public, plusieurs dizaines de personnes nouvelles arrivantes étaient dans l’hémicycle l'occasion de la séance publique pour suivre de près les échanges. L'objectif : mettre de l’humain face à des chiffres et rendre visible les personnes concernées par ce texte pour qu'elles puissent enfin prendre la place qui leur revient dans les instances de pouvoir et de décision.
Le matin même du débat, SINGA et plus de 30 associations se sont rassemblées à La Gaîté Lyrique (l’institution culturel parisienne cogéré par SINGA, ARTE, Arty Farty et Makesense et Act Sud) pour décrypter les dangers de ce projet et donner la parole aux personnes concernées, trop souvent invisibilisées.
Retour en vidéo sur ces témoignages avec Mody Diawara, Camila Ríos Armas, Nayan Nk, Bchira Ben Nia et Léa Balage El Mariky 👇
Finalement, le projet de loi immigration, examiné par le Sénat en novembre 2023, a été fortement modifié par la majorité de droite et du centre :
La suppression de l'aide médicale d'État (AME) pour les étrangers en situation irrégulière,
la limitation du regroupement familial
Le durcissement l'accès à la nationalité française
La facilitation des expulsions.
L'enfermement des enfants de 16 à 18 ans en centre de rétention administrative (CRA) ou en zone d'attente
La mise en place de quotas pour l'immigration économique et la régularisation des travailleurs sans-papiers de séjour dans les secteurs en tension.
Le gouvernement, divisé sur ces mesures, n'a pas exprimé d'opposition claire et a laissé la porte ouverte à une coconstruction du texte avec le Parlement.
À partir d’aujourd’hui, ce texte doit encore être examiné par l'Assemblée nationale, où il pourrait être modifié ou rejeté.
La réaction de la société civile
Ce projet controversé suscite de vives réactions de la part de la société civile. Cela illustre les tensions et les enjeux autour de la question migratoire en France. Amnesty International juge “dangereux” ce projet de lois et les modifications du Sénat.
Les professionnels de santé
Les professionnels de santé, qui dénoncent une atteinte aux droits fondamentaux des personnes immigrées et une menace pour la santé publique. Ils appellent à une réforme plus humaine et plus solidaire de la politique migratoire de la France.
Des milliers de médecins ont signé une tribune promettant de désobéir si l'AME était supprimée. L'exemple de l'Espagne est alarmante. La réduction des aides aux sans-papiers aurait entraîné une augmentation de 20% de la mortalité chez les personnes immigrées. Plus de 3 500 médecins ont signé une tribune dans laquelle ils promettent de désobéir si l'AME est supprimée. Deux plaintes ordinales ont été déposées contre des médecins sénateurs LR qui ont voté la suppression de l'AME.
Grève chez l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides)
Les agents de l'Ofpra, l'office qui examine les demandes d'asile, ont fait grève le 18 novembre pour protester contre la politique du chiffre qui leur est imposée.
Ils dénoncent une pression croissante pour accélérer les procédures et réduire les délais, au détriment de la qualité de l'évaluation et du respect des droits des demandeurs. Ils craignent aussi que la loi immigration remette en cause leur indépendance et leur autonomie.
Call to action :
Face à ce texte répressif et dangereux, plusieurs organisations dont SINGA, La Cimade, Emmaüs France, la LDH et Utopia 56, ont uni leurs forces pour lancer une campagne d'interpellation numérique des député·e·s.
Nous appelons tous les citoyen·ne·s à agir urgemment en faisant pression sur nos représentant·e·s pour qu'ils rejettent ce projet de loi :
1 → RDV sur la plateforme d'interpellation de VoxPublic.
2 → Sur cette plateforme, chaque citoyen·ne peut interpeller directement les député·e·s de sa circonscription par mail et/ou par Twitter.
3 → Il vous suffit de renseigner votre code postal pour trouver vos représentant·e·s
Au cinéma
Ma France à moi est un film de Benoît Cohen, inspirée du livre Mohammad, ma mère et moi.
Ce film inspiré d'une histoire vraie. Il raconte un accueil tel qu'il s'est passé dans un foyer de l'est parisien. Une histoire parmi des milliers qui met en lumière ce que nous faisons chez J'accueille by SINGA, depuis maintenant 8 ans.
💬 Le synopsis : "France, la soixantaine, vit seule dans son appartement bourgeois de l’est parisien. Lorsqu’elle entend parler à la radio d’une association qui met en contact des personnes réfugiées sans logement et des personnes ayant la possibilité́ de les accueillir, elle décroche son téléphone pour se porter volontaire. Quelques jours plus tard, Reza, refugié́ afghan d’à peine vingt ans, débarque dans sa vie. Ces deux êtres, qui n’ont rien en commun, vont devoir apprendre à vivre ensemble…"
Salut Rooh bravo pour ce que tu fais, très instuctif et de qualité à suivre